» Omar avait fini par confondre Dar-Sbitar avec une prison.
Mais qu’avait-il besoin d’aller chercher si loin ? La liberté n’était-elle pas dans chacun de ses actes ? Il refusait de recevoir de la main des voisins l’aumône d’un morceau de pain, il était libre. Il chantait s’il voulait, insultait telle femme qu’il détestait, il était libre. Il acceptait de porter le pain au four pour telle autre, et il était libre. «
Premier roman publié par Mohammed Dib (1920-2003), « La grande maison » forme avec « L’incendie » et « Le métier à tisser » une trilogie algérienne qui commence en 1939.
«Grande et vieille, elle était destinée à des locataires qu’un souci majeur d’économie dominait ; après une façade disproportionnée, donnant sur la ruelle, c’était la galerie d’entrée, large et sombre : elle s’enfonçait plus bas que la chaussée, et, faisant un coude qui préservait les femmes de la vue des passants, débouchait ensuite dans une cour à l’antique dont le centre était occupé par un bassin. A l’intérieur, on distinguait des ornements de grande taille sur les murs : des céramiques bleues à fond blanc. Une colonnade de pierre grise supportait, sur un côté de la cour, les larges galeries du premier étage.»
Cette maison, Dar Sbitar, dans un quartier ancien de Tlemcen, c’est celle où habite Omar, un petit garçon de dix ans. Le thème de la grande maison est souvent utilisé comme une coupe significative d’une société donnée depuis les romans réalistes du XIXe siècle jusqu’à « La Ruche » de Camilo Jose Cela ou « La Vie. Mode d’emploi » de Georges Perec. Ici, c’est dans le but de montrer l’extrême misère de cette société algérienne et provinciale à travers la famille d’une veuve, Aïni, de ses enfants, Omar et ses deux sœurs, et d’une grand-mère grabataire. L’auteur explore le non-dit et les fissures psychologiques de ce monde clos et sans espoir. Mais à la fin la sirène qui annonce la guerre remue ce petit monde et le sort de sa routine: Omar en oubliera d’aller chercher le pain alors qu’Attyka «une pauvre possédée» prédit la fin du monde dans quarante jours, s’effondre au milieu de la cour: «Le quatorzième siècle! Satan! Satan!» La misère extrême se traduit par l’omniprésence de la faim qui exerce sa dictature sur leur quotidien. Attyka chante aussi «Donnez-moi de l’eau fraîche / Du miel et du pain d’orge» et plus loin Aouïcha et Mériem les deux sœurs d’Omar rêveront de couscous royal. Et quand ce n’est pas la faim c’est la chaleur estivale qui, jour et nuit, pèse sur ce petit monde, en plus de l’exploitation coloniale. La situation coloniale est aussi un thème présent dès le premier chapitre quand, à la surprise d’Omar, s’ouvre la parenthèse en arabe dans la leçon de morale de l’instituteur, M. Hassan, sur la patrie. C’est aussi l’arrestation d’Hamid qui tente d’organiser les ouvriers agricoles. L’origine espagnole d’une partie des colons, tel Gonzales le petit patron qui emploie Aïni à coudre des empeignes d’espadrilles, fait que les gamins des rues savent comment interpeller le menuisier ivrogne dans la langue de Cervantès : « borracho »! Mais toute « lingua franca » est exclue. Dans ce premier roman, que couronna le prix Fénéon, l’écriture de Mohammed Dib est d’une langue absolument classique empruntant beaucoup moins de termes arabes (ou berbères) qu’on pourrait s’y attendre vu le sujet. Surtout on ne peut ignorer cet indéniable humanisme avec lequel il nous montre ses personnages.
Trilogie algérienne
1 – La grande maison
2 – L’incendie
3 – Le métier à tisser